16
— Ces infâmes pillards ne remarqueront-ils pas, dès qu’ils auront quitté l’oued, que les ânes ne sont plus dans la caravane ? demanda Sennefer.
Bak observa les animaux qui trottaient, trois ou quatre de front, sur le chemin du fleuve. Une demi-douzaine d’âniers les pressaient d’avancer en les empêchant d’empiéter sur les champs voisins. Chacun des hommes portait un bouclier, une lance et un assortiment d’armes de poing à sa ceinture. Quand les premières bêtes plongèrent dans l’eau, Bak revint vers le rocher où Sennefer et lui avaient laissé leurs armes.
— Mais si : ils les verront immédiatement, sur l’île. Avec de la chance, et pour peu que les dieux nous sourient, bon nombre d’entre eux se verront déjà faire fortune dans les marchés des oasis et ils se sépareront du gros de la troupe afin de s’en emparer. Le lieutenant Ahmosé a déjà posté des archers dans les rochers.
— Diviser pour gagner.
Bak esquissa un sourire, et précisa :
— Nous tenons aussi à ce que les ânes ne soient pas blessés.
— Paouah en sera reconnaissant. Il s’inquiète pour eux, surtout pour les ânons. Ne devrions-nous pas partir ?
Le soleil, à mi-parcours entre le zénith et la terre, teintait de jaune pâle les nuages effilés.
— Rien ne t’oblige à venir avec moi, tu sais. Tu pourrais rester au côté d’Amonked.
— D’après Horhotep, une embuscade relève de la « sale guerre », c’est une pratique indigne de vrais soldats. J’ai bien envie de juger par moi-même, répondit Sennefer avec un sourire en coin.
Les deux hommes ramassèrent leur arc et leur plein carquois, leur longue lance et leur bouclier, puis de plus petites armes adaptées au combat rapproché. Bak se munit, en outre, d’un bâton de la taille et du poids de son bâton de commandement. Ainsi parés, et ramenés à la réalité par ces rappels brutaux de la bataille imminente, ils s’enfoncèrent dans l’oued.
Bak était assis sur un grand rocher plat, surplombant une pente raide faite de pierres brisées, tombées au fil des ans de l’abrupt derrière lui. Ainsi installé, à mi-chemin de l’oued sur le versant nord, il était visible de tous les membres de sa petite troupe d’archers et de lanciers. Pachenouro se dissimulait en face, à une centaine de pas plus à l’ouest, sur un tertre coiffant l’escarpement. De là, il pouvait surveiller le désert où paraîtrait l’année d’Hor-pen-Dechret. Équipé d’un miroir poli, il donnerait l’alarme en silence si le chef tribal postait des guetteurs sur les falaises, ou quand l’ennemi entrerait en force dans l’oued. Bak disposait d’un second miroir afin de relayer l’information aux hommes placés sur la pente opposée, et pour qui le Medjai était invisible. Paouah, réfugié dans une crevasse à la base de l’escarpement, transmettrait de vive voix les messages plus compliqués.
Bak tourna la tête à droite et à gauche, vérifiant pour la centième fois que tous étaient bien en position. Au signal de Pachenouro, chacun disparaîtrait, mais pour l’instant ils restaient debout, accroupis ou assis près de la cachette qu’ils s’étaient choisie : qui un bloc de pierre, qui un tas d’éboulis, qui une fissure dans la face rocheuse. Autant d’abris trop précaires au goût de Bak, mais dont il faudrait s’accommoder.
Par l’intermédiaire de Paouah, le Medjai avait rapporté que les nomades avançaient disséminés sur des milliers de pas le long de la piste et commençaient seulement à se rassembler devant l’oued. Malgré son impatience d’en finir, Bak ne put s’empêcher de rire. Hor-pen-Dechret devait être furieux d’attendre la moitié de son année, en train de traînasser.
Contrairement aux hommes de Bak, qui devaient chuchoter de peur que leurs paroles ne portent jusqu’à l’ennemi, la modeste troupe de lanciers et d’âniers de Neboua devait rire et parler fort comme si tout était normal, derrière la barricade de boucliers. Ils attendaient que la horde déferle par l’embouchure de l’oued ; seulement alors, ils prendraient leurs positions parmi les hautes piles de vivres et de matériel disposées de manière à entraver l’assaut. Quant aux troupes du lieutenant Ahmosé, restreintes mais mieux entraînées, elles étaient sans doute tapies dans les champs voisins, écrasant les plantations d’un pauvre cultivateur.
Une forte brise ébouriffa les cheveux de Bak et sécha la sueur sur son corps. Des moineaux allaient et venaient au-dessus de lui, portant des insectes aux oisillons nichés dans les anfractuosités. D’une main, il abrita ses yeux pour scruter l’horizon. Rê, suspendu dans le ciel, terminerait sa course d’ici deux heures. Les nomades devaient agir vite, ou la nuit tomberait avant l’issue du combat.
Malgré un ennemi deux fois plus nombreux qu’eux, Bak restait confiant, sûr que la force combinée des âniers, des gardes et des soldats l’emporterait. Amon souriait souvent à ceux qui tentaient l’impossible. Or que faisaient-ils d’autre, ces quelques derniers jours ?
Il regrettait, cependant, que la population du fleuve ait refusé de prendre les armes à leur côté. Amonked menaçant de briser leur existence et la veuve de Baket-Amon cherchant consolation dans la vengeance, le respect que Neboua et lui s’étaient acquis avec le temps s’avérait de peu de valeur. Du moins le vieux Rona l’avait-il aidé à rétablir l’équilibre. La rumeur d’un trésor facile à prendre avait attiré l’ennemi tout près, sinon dans leurs bras.
Lui-même parviendrait-il un jour à capturer le meurtrier ? Il était sur la bonne piste, il le sentait. À en juger par les deux tentatives de meurtre auxquelles il avait échappé, celui qu’il cherchait en était persuadé. Pourtant, il n’avait toujours aucune idée de son identité. De tous les hommes venus de Ouaset dans le groupe d’inspection, nul n’avait laissé transparaître le moindre sentiment de culpabilité. Son instinct le trahissait-il ? Le meurtrier n’était-il pas des leurs, les agressions n’étaient-elles que pures coïncidences, le crime avait-il été perpétré pour une raison qu’il ne soupçonnait même pas ?
Le lieutenant Ahmosé avait mentionné certaine rumeur concernant un meurtre, naguère. L’histoire était-elle née de l’imagination, puis avait-elle été déformée et amplifiée à force d’être répétée ? Mais si elle était vraie, il pouvait fort bien s’agir de l’incident qui avait éveillé chez le prince ce dégoût envers la cruauté. Quels termes Sennefer avait-il employés ? Ah oui ! « Les pires excès de la chambre à coucher. »
Le meurtre n’avait pas eu lieu à Ouaouat. Vu la vitesse à laquelle les rumeurs s’y propageaient, une histoire aussi grave aurait été impossible à étouffer. Noferi l’aurait entendue et, avec sa curiosité sans borne, elle aurait découvert la vérité. Bak ne pensait pas non plus à une partie de chasse officielle. Là encore, la nouvelle aurait volé comme le vent, et Hatchepsout aurait banni Baket-Amon de la maison royale. Après tout, il n’était qu’un misérable étranger, un prince insignifiant, indigne du pardon après ce crime odieux.
L’incident devait être arrivé à Kemet, quelque part le long du fleuve. Comme le prince passait le plus clair de son temps à Ouaset, on pouvait raisonnablement supposer que cela s’était produit là-bas. La capitale comptait bien des maisons de plaisir, toutes différentes, chacune offrant une infinie variété de divertissements. Dont certains étaient loin d’être sains.
Paouah avait été vendu au propriétaire d’un tel établissement, et soumis, au dire de Thaneni, à d’innommables cruautés. Amon seul savait tout ce que l’enfant avait subi avant d’être acheté par Sennefer.
Sennefer avait acheté Paouah ! Bak se releva d’un bond, orienta son petit miroir afin d’intercepter les rayons du soleil et lança à l’enfant le signal de le rejoindre.
— Saurais-tu me décrire le prince Baket-Amon ? demanda tout bas le policier.
Il demeurait impassible et refrénait son espoir. Paouah s’efforçait de reprendre haleine après avoir traversé l’oued en courant, puis gravi l’escarpement.
— Non, chef. Je ne l’ai jamais vu, répondit-il à mi-voix.
— Absolument jamais, alors qu’il était un visiteur assidu chez Amonked ?
— J’accompagne toujours mon maître lorsqu’il sort et, chez nous, quand je n’ai pas de tâche à exécuter, je reste à ma place avec les autres serviteurs.
Bak retint un cri de joie tout en se maudissant de son aveuglement. Il avait oublié la véritable position de l’enfant dans la maison.
— Il était grand, Paouah. Lourd, d’apparence imposante. Il se vêtait comme un homme fortuné du pays de Kemet, mais à sa peau foncée, on devinait qu’il venait de Ouaouat. Il portait souvent un pendentif en or représentant Amon à tête de bélier, et il…
Le gamin écarquilla les yeux sous l’effet de la stupeur et d’une peur naissante, beaucoup plus intense que lorsqu’il avait avoué avoir été témoin de deux meurtres. Une peur proche de la panique.
— Je… Je ne peux pas le dire, chef.
— Ou plutôt tu ne le veux pas.
— Non, chef. Si ! Enfin…
Paouah regarda dans la direction d’où il était venu ; l’envie de fuir se lisait sur son visage.
— Chef, je dois retourner près de Pachenouro. Les hommes du désert peuvent déboucher de l’oued à tout moment.
Bak empoigna le jeune garçon par les épaules – elles étaient lisses et luisantes de sueur.
— Il enverra le signal s’il a besoin de toi. Dans le cas contraire, tu peux aussi bien les attendre ici.
Paouah se contorsionna pour tenter de s’échapper. Bak n’osait le lâcher, de crainte qu’il ne disparaisse à jamais dans les profondeurs du désert dont il était issu. Sa réaction confirmait qu’il savait quelque chose de grave.
— J’ignore ce que tu redoutes, Paouah, mais tu as ma parole qu’il ne t’arrivera rien de mal.
— Il faut que je retourne près de Pachenouro !
— Plus nombreux seront ceux à qui tu révéleras le secret enfoui dans ton cœur, plus tu seras en sûreté. Commence par moi, ici et maintenant.
La volonté de l’enfant céda, en même temps que la force de ses jambes. Il se laissa tomber sur le rocher et Bak s’assit à côté de lui, assez près pour le retenir s’il essayait de fuir.
— À présent, raconte-moi ce que tu sais de Baket-Amon.
— Il… Il venait souvent chez Thoutnofer, dit Paouah d’une voix tremblante. Nous ne connaissions pas son nom. Thoutnofer l’appelait toujours « le bélier de Ouaouat », et c’est ce surnom que nous aussi nous lui donnions.
Il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il essuya ses yeux d’un revers de main, laissant des traînées sur ses joues, et dit avec maladresse :
— Je suis triste qu’il soit mort. Il… Il était gentil.
Bak scruta l’oued en tendant l’oreille. Il ne vit aucun signe de Pachenouro sur la falaise opposée. Il posa la main sur le dos du gamin et l’interrogea avec plus de douceur.
— Était-il impliqué dans les meurtres dont tu parlais hier ?
Le jeune garçon fixa ses mains, qu’il serrait très fort sur ses cuisses.
— Oui, chef.
— Que s’est-il passé, Paouah ? Comment est-ce que tout a commencé ?
— À cause de Meretrê. Le bélier de… Le prince aurait pu l’acheter dix fois – et j’ai maintes fois prié Hathor pour cela, mais je n’ai pas été exaucé.
Il se mordit la lèvre, battit des paupières pour refouler ses larmes.
— Elle était à peine devenue femme et aucun homme ne l’avait touchée. Une friandise de choix, comme Thoutnofer aimait le répéter. Il la gardait en réserve et appâtait les clients par sa jeunesse et sa beauté. C’était mon amie, ma sœur, dit-il en se remettant à pleurer. Nous étions censés connaître le même destin. Elle me manquera toujours.
Il ferma les yeux de toutes ses forces comme pour effacer ses souvenirs. Bak pressentait un secret plus profond, qu’il lui fallait coûte que coûte découvrir.
— Quel était ce destin, Paouah ?
— Ça n’a pas d’importance !
Un éclair de lumière passa sur la poitrine de Bak, qui tourna aussitôt la tête vers la cachette de Pachenouro. Un autre éclair de lumière, plus long, destiné à être vu par tous les soldats postés sur le côté nord de l’oued. Ceux-ci disparurent, comme ravis par les dieux. Bak saisit son propre miroir et répéta le signal pour alerter les hommes sur le versant d’en face. Ils se dissimulèrent aussitôt.
— Ils arrivent ! murmura Paouah.
Bak l’attrapa par le bras, le poussa vers le sommet de la pente puis dans l’ombre profonde d’une avancée rocheuse, où ils ne pouvaient être vus d’en bas. Il appuya ses armes contre la paroi. Les moineaux tournoyaient au-dessus d’eux en poussant des pépiements stridents à l’adresse des intrus.
— Est-ce qu’on te gardait en réserve, Paouah, de la même manière que Meretrê ?
Tout espoir d’un répit disparut. Le jeune garçon baissa la tête, dissimulant sa honte, et répondit d’une voix à peine audible :
— Tous les deux, nous étions sans cesse exhibés pour éveiller l’appétit des riches clients.
Bak marmonna un juron. Une fille de douze ans à peine, un garçon de huit ou neuf ans. Un lot à vendre au plus offrant. « Cela peut-il être le secret de l’enfant, la raison de sa terreur ? s’interrogea Bak. Non, il est loin de chez Thoutnofer, à l’abri de cette dépravation. »
— Sennefer ne vous a pas achetés, n’est-ce pas ?
Il doutait que le noble soit de cette sorte, mais la question devait être posée.
— Oh, non, chef ! Il m’a trouvé quand je me suis enfui.
« Ainsi, Thoutnofer est toujours propriétaire de ce garçon, pensa Bak. À moins que Sennefer ou Amonked ne soit allé chez cette ordure pour lui faire une offre impossible à refuser. »
— Meretrê a-t-elle pris la fuite avec toi ?
Malheureux comme les pierres, Paouah secoua la tête, le regard rivé sur ses mains. Bak se sentait le cœur serré.
— Il faut me le dire, Paouah.
Les larmes se mirent à couler pour de bon ; les sanglots entrecoupaient les paroles de l’enfant.
— Une nuit… C’était il y a trois ans. Un homme est entré chez Thoutnofer. Il était assez tôt, mais les affaires marchaient bien. Les pièces étaient remplies de gens en quête de plaisir. Meretrê et moi, nous étions exhibés. L’homme était jeune et bien tourné. Il s’appelait Menou. Il était venu auparavant, mais jamais il n’avait été si… Si arrogant. Si exigeant. Il attira Thoutnofer à l’écart. Ils s’installèrent dans un coin tranquille et discutèrent, quittant à peine Meretrê des yeux. Quelquefois, ils s’échauffaient, puis ils se parlaient comme de vieux amis. Pour finir, un accord fut conclu. Thoutnofer leva la main et lui fit signe.
Les sanglots l’étouffèrent ; son corps frissonnait de désespoir. Il se laissa tomber par terre et serra ses jambes contre sa poitrine, les étreignit comme pour apaiser les spasmes. Bak s’agenouilla près de lui. Il aurait voulu le prendre dans ses bras pour le consoler, mais il ne le pouvait pas. Paouah était assez grand pour se vexer d’être traité comme un enfant.
Le laissant pleurer tout son soûl, Bak jeta un coup d’œil à l’extérieur de leur abri. Hormis les moineaux, qui s’étaient remis à nourrir leur progéniture, rien ne bougeait. Alors il entendit un son, puis des mots, aussi évanescents qu’un nuage de fumée. Il s’abrita les yeux pour regarder vers l’amont. Sortant du désert éblouissant, une petite silhouette, puis deux, cinq, dix, descendirent le sentier le long du lit asséché.
Les nomades parlaient entre eux, se vantant de leur force pour affermir leur courage. En même temps, ils restaient sur le qui-vive et regardaient de part et d’autre, puis se retournaient comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas seuls, que les autres suivaient. On ne leur avait peut-être pas dit que les espions envoyés par Hor-pen-Dechret avaient péri, mais ils devaient savoir que les membres de la caravane étaient prêts à résister, soutenus par les soldats de la garnison.
Les yeux bouffis mais presque secs, Paouah s’approcha de Bak et chuchota :
— Combien de temps encore avant qu’on passe à l’attaque ?
— Pachenouro donnera le signal quand le dernier d’entre eux sera à notre portée. Nous avons encore un moment. Ils sont beaucoup trop dispersés pour ne pas en pâtir.
Gardant le regard fixé sur les hommes qui approchaient tandis que d’autres apparaissaient derrière, il reprit le fil de ses questions.
— Menou acheta quelques heures en compagnie de Meretrê. Baket-Amon survint-il alors pour s’interposer ?
— J’aurais bien voulu ! dit le jeune garçon avec ferveur.
— Que s’est-il passé ?
Paouah tenta de se rebeller :
— Ne puis-je te le dire plus tard, quand nous aurons affronté ces misérables barbares ?
Bak prit le garçon par le menton et le força à le regarder dans les yeux.
— Paouah, si tu n’étais allé avec Pachenouro espionner le camp ennemi, nous ne serions pas ici aujourd’hui, avec de bonnes chances de remporter la victoire. Néanmoins, j’ai une furieuse envie de te retourner sur mon genou et de te flanquer une fessée.
Paouah s’empourpra et avala péniblement sa salive.
— Plus de faux-fuyant, tu m’entends ? dit Bak en le lâchant.
Des larmes lui montèrent aux yeux, mais dans sa colère et sa fierté, il parvint à les ravaler.
— Menou l’emmena au fond de la maison. Thoutnofer m’ordonna de continuer à aller et venir, à me montrer sous mon meilleur jour. J’obéis. Pendant tout ce temps, je m’efforçais de ne pas penser à Meretrê et ne pensais à rien d’autre. Et pendant tout ce temps, Thoutnofer se vantait de la fortune que Menou avait échangée contre elle. Une maison – pas très grande, répétait-il sans cesse, mais un bon investissement dans une cité aussi populeuse que Ouaset. Je le haïssais. J’aurais voulu le tuer. Mais je ne pouvais rien faire.
Le premier groupe de pillards arrivait immédiatement sous leur abri, ce qui permit à Bak de voir Hor-pen-Dechret distinctement pour la première fois. Le chef marchait d’un pas fier à la tête de son armée. Il était grand et mince, et son corps luisait d’huile. Il portait un pagne de cuir teint en rouge, clouté de cercles de métal. Un large collier de perles multicolores ornait sa poitrine, des bracelets de cuir ceignaient ses poignets et ses chevilles, et une plume écarlate était plantée dans ses cheveux sombres, courts et bouclés. Il était armé d’une grande lance et d’un bouclier à chevrons rouges.
Son armée suivait par petits groupes, sans ordre particulier. Si leur chef évoquait un pur-sang, alors eux étaient des ânes. Des hommes vêtus avec simplicité, de cuir, de lin ou de laine, des tenues sans ornements, souvent élimées ou rapiécées. Des hommes arrachés à leur épouse, à leurs enfants, à leur troupeau, portant sur le dos tout ce qu’ils avaient apporté, et dans bien des cas, tout ce qu’ils possédaient.
Bak avait envie d’attaquer sur-le-champ, d’abattre de ses mains celui qui avait attiré ces gens du désert en leur faisant miroiter la gloire et la richesse. Il se contint. Cette armée devait être écrasée afin de mettre un terme pour toujours au rêve d’une alliance tribale.
Paouah, la voix rauque d’émotion, se remit à parler :
— Le temps passa. Combien d’heures, je ne le sais pas. Une, peut-être deux ou plus encore. Quand il ne resta plus que quelques clients, Thoutnofer me dit d’aller reprendre mon travail de serviteur. En allant vers le fond de la maison, je passai devant la seule pièce dont la porte était en bois. De l’autre côté de cette porte résonna un cri terrible. Celui d’une femme désespérée. Je sus, avant même d’ouvrir, que c’était Meretrê…
Sa voix se brisa, hachée par les sanglots. Bak posa avec douceur la main sur son épaule. Déjà il devinait ce qui avait dû se passer.
De grosses larmes roulaient sur les joues de Paouah.
— Elle était là, sur la natte, en sang à force d’avoir été battue. La vie s’écoulait d’elle. Un chiffon sale étouffait ses cris. Menou, cette bête immonde, était à califourchon sur elle, le poing rougi, des traînées sanglantes sur tout son corps.
Respirant avec peine tant il pleurait, Paouah leva vers Bak un regard fou de colère et de douleur.
— Je voulais tant l’aider, mais je n’en eus pas le courage. Je m’enfuis en hurlant vers l’entrée de la maison.
— C’était le mieux à faire, dit Bak en essayant de le calmer. Tu devais trouver de l’aide.
— Le bélier de… Le prince venait d’arriver. Je ne me rappelle plus mes paroles, mais il courut avec moi jusqu’à la pièce où Meretrê gisait, impuissante. Il vit dans quel état elle était, et il vit ce monstre répugnant s’écarter d’elle. Il l’empoigna par le bras, le jeta contre le mur en l’étourdissant à moitié, puis il alla près de Meretrê. Elle rendit le dernier soupir dans ses bras et son ka quitta son corps. Il la reposa tout doucement sur la natte et, en se tournant, il s’aperçut que Menou tentait de s’échapper. Il bondit sur lui, l’attrapa par le cou et serra, serra…
Au-dessous d’eux, les nomades passaient en un flot irrégulier. De temps en temps, montait un mot dans une langue que Bak ne comprenait pas. Il se remettait difficilement de ce qu’il venait d’entendre, bien qu’il eût pressenti une grande part de la terrible vérité.
— Tu as tout vu ?
— Oui, chuchota Paouah.
— C’est alors que tu t’es enfui de chez Thoutnofer ?
— Le… Le prince m’avait dit de quitter cet endroit ignoble, de courir de toutes mes forces, expliqua le jeune garçon en essuyant ses yeux gonflés. J’ai couru jusqu’au port et je me suis caché sur un navire d’agrément qui était à quai, dans l’espoir qu’il m’emporterait bien loin. En effet, il avait Mennoufer pour destination. Sennefer, dont c’était le bateau, m’a surpris au moment où j’essayais de sortir en cachette. J’avais faim, j’avais peur… Il m’a pris en pitié et m’a emmené dans sa maison, où il a dit à tout le monde qu’il m’avait acheté.
— Lui as-tu révélé que tu avais été témoin de ces deux meurtres ?
— Je lui ai parlé de Meretrê et j’ai dit qu’un homme dont je ne connaissais pas le nom l’avait vengée. C’est tout.
Le gamin respira un grand coup et sourit bravement.
— Le prince Baket-Amon m’a sauvé la vie. Si j’étais resté chez ce maudit Thoutnofer, je serais mort, comme Meretrê.
Quant à cela, Bak n’avait aucun doute.
Sur la piste en contrebas, les groupes devenaient plus épars, le nombre de traînards grandissait. Bak sentait croître sa nervosité. La moitié avait passé, à coup sûr, peut-être davantage. Pourtant, toujours aucun signal de Pachenouro. Le Medjai avait-il été repéré et capturé ? L’armée en haillons s’en sortirait-elle indemne, ce qui rendrait difficile l’affrontement final dans la vallée et compromettrait peut-être leur victoire ?
Sachant qu’il avait souvent tendance à s’inquiéter trop tôt, il reporta son attention sur son jeune compagnon.
— Pourquoi es-tu terrorisé à ce point, Paouah ? Sais-tu qui a assassiné Baket-Amon ?
— Non, mais tu as dit toi-même que le meurtrier se cache parmi ceux qui sont venus avec nous de Ouaset. Ne verra-t-il pas en moi une menace ?
— Sais-tu autre chose que tu ne m’aies pas révélé ?
— Non, chef.
Bak doutait que Paouah soit en danger, mais il comprenait son anxiété.
— Parle-moi de Menou. Du moindre détail qui te revient, même insignifiant.
— Il était sûrement riche, dit le gamin, s’agenouillant près de Bak et regardant avec lui les nomades défiler sur le sentier. Chaque fois qu’il venait chez Thoutnofer, il choisissait le meilleur cru du Nord. Il misait de très grosses sommes sur les jeux de hasard, même quand il ne jouait pas. Et il prenait les femmes les plus désirables, les plus chères.
— Avait-il déjà fait du mal à l’une d’elles, avant Meretrê ?
— Elles revenaient quelquefois couvertes de bleus, et aucune ne voulait retourner avec lui, après.
— Thoutnofer aura à répondre de bien des crimes, dit Bak. Que peux-tu m’apprendre encore au sujet de Menou ?
— Il portait toujours de beaux vêtements et des bijoux. Parfois, quand il n’avait rien d’autre, il offrait un bracelet ou un collier contre une nuit de plaisir.
— Un homme qui échange ses biens personnels n’est pas toujours aussi riche qu’il le paraît. Cela pourrait-il être vrai, en ce qui le concerne ?
— Je n’y avais jamais pensé, mais… Oui ! La maison qu’il a donnée en échange de Meretrê effaçait aussi d’autres dettes envers Thoutnofer.
Les bribes d’une conversation récente revinrent à Bak, des paroles spontanées, regrettées l’instant d’après. Il espéra sincèrement qu’il se trompait.
— Comment Menou était-il, physiquement ? T’en souviens-tu ?
— Je ne l’oublierai jamais. Je le revois jusque dans mon sommeil. Une bête, un monstre de la nuit, mais si beau que les dieux l’auraient envié.
L’expression de Bak lui fit comprendre qu’il attendait des détails plus spécifiques.
— Il était mince, de taille moyenne, et il avait environ trente ans. Ses yeux étaient bleu-vert et ses cheveux roux luisaient comme de l’or sous la lumière des lampes.
La tristesse s’insinua dans le cœur de Bak.
— Était-il originaire du Nord ?
— Comment le sais-tu ? interrogea Paouah, stupéfait.
— « Mon frère cadet s’est ruiné dans sa quête effrénée des plaisirs », dit Bak, citant le capitaine Minkheper.
Il avait trouvé celui qu’il cherchait.
Un éclair de lumière perça l’ombre, signalant que les derniers nomades étaient entrés dans l’oued. L’heure était venue de frapper.